Le Vision Pro est disponible en France et au Canada… cinq mois après sa commercialisation aux États-Unis. Autrement dit : pour une fois, nous avons tout le recul nécessaire pour vous livrer notre appréciation définitive avant même que vous n’ayez pu envisager de dégainer votre carte bancaire, ce qui n’est pas négligeable lorsque la facture atteint 3 999 €. Apple ouvre-t-elle vraiment l’« ère de l’informatique spatiale » ? La réponse dans notre retest du Vision Pro.
Disons-le tout de suite : les conclusions de notre test à chaud restent valables dans les grandes largeurs. L’expérience des mois supplémentaires nous permet d’analyser le fonctionnement du Vision Pro à l’aune des déclarations d’Apple et des réalisations de la concurrence, mais nous n’ajouterons rien sur la matérialité du casque, ne serait-ce que parce que notre modèle importé des États-Unis n’est pas exactement ajusté à nos différentes morphologies, faute d’avoir pu acheter les différents bandeaux et coussinets.
Le Vision Pro partait donc avec un handicap, mais s’est pourtant révélé confortable, même s’il est certain que les masses pourraient être mieux réparties. Le petit-fils de couturière professionnelle et mari de couturière dilettante que je suis ne peut qu’apprécier l’ingéniosité du bandeau tissé Solo, qui se resserre en enroulant deux câbles autour d’une molette, mais doit bien admettre qu’il n’est pas capable de contrebalancer le poids du masque de magnésium et de verre renfermant tous les composants.
Le harnais double est moins élégant, presque médical, mais garantit un meilleur équilibre avec ses deux bandeaux. Celui qui passe derrière la tête permet de plaquer le casque pour éviter les fuites de lumière, celui qui passe au-dessus de la tête soulage le nez en transférant le poids du casque, et l’on peut alors porter le Vision Pro sans peine pendant tout un après-midi… à condition de brancher la batterie externe sur le secteur. C’est de l’informatique vestimentaire, mais on ne peut pas dire que ce soit de l’informatique portable.
Qu’à cela ne tienne : Apple n’a pas conçu son casque comme un appareil mobile, une erreur fondamentale venant d’une entreprise qui n’a jamais produit rien d’autre, la « bicyclette de l’esprit » est faite pour rouler1. Le Vision Pro semble être le produit du monde qui pensait qu’il allait rester enfermé indéfiniment après l’apparition du SarS-CoV-2, et qu’il devrait se désincarner par l’entremise des affreux Personas, âmes égarées au fin fond de la vallée de l’étrange.
Voilà peut-être pourquoi le Vision Pro est d’abord et avant tout un écran virtuel. Les chaines de télévision et les services de streaming ont volontiers rejoint les rangs de l’App Store pour montrer les possibilités offertes par le casque en matière de divertissement audiovisuel. Avec leur projection ample et profonde, les hautparleurs montés dans les branches donnent l’impression d’être aux concerts retransmis dans l’application Arte. Les 23 millions de pixels des deux dalles micro-OLED sont si petits — la taille d’un globule rouge ! — qu’on ne peut les distinguer en regardant un film en 4K dans myCanal.
Disney+ vous plonge dans des “environnements” inspirés des mondes imaginaires de Pixar, Lucasfilm et Marvel. L’absence de Netflix et de YouTube n’en est que plus regrettable, quoique les applications indépendantes Supercut et Juno comblent partiellement le manque. Le casque peut baisser la luminosité ambiante, ou plutôt la luminosité du monde filmé par les deux caméras du système stéréoscopique et retransmis avec un peu de latence et beaucoup de grain, pour mieux vous immerger dans le contenu sans pour autant vous couper du monde.
Mais si vous préférez vous isoler, un tour de couronne digitale suffira à faire apparaitre les “environnements” fournis par Apple. Cela peut sembler un peu gimmick, mais il faut bien dire qu’il est tout de même sympathique de regarder un film sur un écran de 100″ depuis les pentes d’un volcan au crépuscule. Sauf que le rendu fovéal gâche un peu la fête : pour simplifier la tâche de la puce R1, seuls les 20° au centre du champ de vision sont calculés précisément, tout ce qui sort de la zone de lecture restant dans le flou.
Quatre caméras suivent les mouvements de vos yeux pour déplacer précisément et rapidement la zone nette. C’est presque insensible au quotidien, mais c’est un peu gênant lorsque l’on veut recréer l’ambiance d’une salle de cinéma dans le casque. Pour éviter que les deux tiers de la fenêtre soient flous, il faut soit la repousser plus loin dans l’espace (mais Apple impose une distance maximale), soit réduire ses dimensions (mais l’immersion en prend un coup).
Les vidéos en 1080p ne doivent pas être affichées en grand, car le casque demande des contenus à sa hauteur, mais les vidéos en 4K ne peuvent pas être affichées en trop grand, car le casque n’est pas complètement à la hauteur. C’est d’autant plus frustrant que l’application TV regorge de films et de séries en 4K avec Dolby Vision et Dolby Atmos qui montrent que le Vision Pro peut être appréhendé comme un système de home cinema personnel. Apple propose d’ailleurs sa propre simulation de salle de cinéma, trop synthétique pour être véritablement convaincante, mais pas désagréable non plus.
La firme de Cupertino clame haut et fort que « le format Apple Immersive Video vous place au cœur de l’action pour une immersion hallucinante », et c’est vrai, sauf qu’il faut à peine plus d’une heure2 pour avoir fait le tour du catalogue. Apple accélère seulement maintenant la production de contenus immersifs avec l’appui de Blackmagic et de Canon — mais il aurait fallu commencer il y a cinq ans ! Sa politique du secret (de Polichinelle) ne cesse de la desservir.
Le Vision Pro n’est pas qu’un écran de divertissement. À l’instar de l’Apple TV et de l’iPad3, il peut être utilisé comme un moniteur AirPlay reprenant l’affichage d’un Mac. Les limites de cette fonctionnalité sont bien connues : elle ne prend en charge qu’un seul écran, à la définition maximale de 3K avec un processeur Intel et 4K avec une puce Apple Silicon, dans la limite de dix mètres de distance. L’écran virtuel ne rivalise pas avec un Studio Display, loin de là, mais un Studio Display ne peut pas être redimensionné et déplacé à l’envi.
Comme je n’utilise qu’un seul moniteur, celui de mon iMac 24″, la simple recopie me convient. Apple ménage la chèvre (les limites du moniteur AirPlay) et le chou (l’envie d’étendre encore son espace de travail) avec le format panoramique promis pour visionOS 2. L’écran entourera l’utilisateur d’une épaule à l’autre, une meilleure solution que l’approche naïve qui consisterait à proposer un deuxième écran, la gestion des fenêtres virtuelles est déjà suffisamment compliquée comme cela.
La recopie de l’écran du Mac n’est pas l’aspect le plus futuriste de l’informatique spatiale, parce qu’elle se “contente” de projeter une surface bidimensionnelle dans un espace tridimensionnel, mais c’est le plus immédiatement familier. À ma grande surprise, c’est finalement la fonctionnalité du Vision Pro que j’ai le plus utilisée. Le seul problème, c’est de réussir à boire son café avec le casque sur la tête sans en foutre partout.
C’est aussi l’une des deux fonctionnalités qui tentent d’augmenter la réalité4, quand elle fait apparaitre un bouton de connexion au-dessus de l’écran d’un ordinateur portable, un détail d’une profonde subtilité. C’est là où le Vision Pro pourrait vraiment changer les choses, mais aussi là où il est le plus déficient dans cette première incarnation. Bien qu’elle ait passé les sept dernières années à travailler sur la réalité augmentée, Apple refuse de jouer avec les surfaces pour ancrer l’usage de visionOS dans l’espace.
Ces considérations peuvent sembler théoriques, mais elles deviennent péniblement concrètes après quelques heures d’utilisation. Les fenêtres ne sont pas centrées sur l’utilisateur, puisqu’elles ne se déplacent pas avec lui, mais elles ne sont pas non plus fixées aux surfaces, puisqu’elles ne reviennent pas à leur place avec un redémarrage. L’espace de visionOS ne comporte pas de référentiel permanent, si bien qu’il est difficile d’organiser un environnement de travail en positionnant les fenêtres les unes par rapport aux autres.
À l’occasion de la dernière WWDC, Apple a présenté des mécanismes permettant d’attacher un objet virtuel à une surface réelle ou de l’ancrer autour de l’utilisateur, et assuré que le Vision Pro serait bientôt capable de reconnaitre plusieurs pièces et de comprendre ses déplacements de l’une à l’autre. Autrement dit : il faudra attendre encore douze mois, si ce n’est plus, pour réaliser les promesses minimales de la réalité augmentée. La révolution attendra, les frustrations continueront.
Parce que les graines sont plantées : une application aussi anecdotique que Television montre comme il est amusant (et pratique !) de placer des objets virtuels dans l’espace, Art Universe ainsi que Space Vision prouvent l’intérêt pédagogique de la réalité augmentée, et Demeo est une petite merveille de jeu de plateau remis au gout du jour. Mais vous savez quoi ? Pour ces usages, un “simple” Meta Quest fait tout aussi bien pour sept fois moins cher. Le prix n’est pas un détail : qui peut sérieusement imaginer qu’une famille moyenne débourse 16 000 € pour avoir l’insigne droit de s’engueuler autour d’un plateau de jeu virtuel ?
Apple tente de remplir le vide avec les photos spatiales et FaceTime. Avec une définition réduite de 6,5 Mpx et une profondeur tout aussi limitée, les premières ne sont guère plus convaincantes que les cartes stéréoscopiques, l’effet de la nouveauté s’estompant devant la réalité de la prise de vue. Qu’il est gênant — malaisant, même — de prendre une photo dans le Vision Pro ! Mais c’est peut-être moins gênant que de converser avec une Persona, j’en ai vraiment fait des cauchemars5, le photoréalisme est une erreur dans l’état actuel des technologies…
…mais il était nécessaire pour reproduire les yeux de l’utilisateur dans l’écran EyeSight. Sauf que l’affichage est sombre et flou, la feuille lenticulaire qui donne l’impression de profondeur divisant la luminosité et la définition par deux, et surtout imprécis, la taille et la position des yeux étant souvent farfelues. Le bon design est honnête, mais l’écran EyeSight est un mensonge.
À tant vouloir faire penser que son casque est transparent, Apple renforce le sentiment d’isolation de l’utilisateur, qui n’est pas valorisé par cet écran superfétatoire lui pesant sur le nez. Les remarques des proches sont embarrassées au mieux, sardoniques au pire, cette “fonctionnalité” pourra être sacrifiée sur l’autel de la réduction des couts sans que personne ne la regrette6.
Restera alors la sensation d’être enfermé dans un casque qui n’en fait pas beaucoup plus qu’un iPad, voire un peu moins, tant la gestion des fenêtres est quadruplement plus pénible en trois dimensions qu’en deux. S’il est agréable de ne pas devoir porter son iPad à bout de bras, il l’est beaucoup moins de ne pas pouvoir tendre le bras pour montrer quelque chose à l’écran. On connaissait les réseaux sociaux, voici les appareils asociaux.
Que cela ne vous décourage pas de réserver une démonstration : la boucle prévue par Apple fait son petit effet, on a vu pire moyen de perdre une demi-heure, surtout quand on aime les technologies. Si vous comptez passer plus de temps dans le Vision Pro, toutefois, prévoyez un budget pour les gouttes ophtalmiques. L’interface de visionOS surcharge les yeux, qui sont à la fois l’entrée (votre regard est un curseur) et la sortie (puisque c’est une interface graphique).
Comme vous devez éviter les mouvements soudains des yeux et fixer longuement certains objets, vous clignerez moins souvent. Une ophtalmologue nous explique que cela importe plus que la distance des écrans, qui n’est pas vraiment un sujet dans un appareil simulant une distance de mise au point de 20 à 180 centimètres. La sècheresse oculaire cause picotements et brulures, tandis que la fatigue peut provoquer la rupture (heureusement bénigne) de petits vaisseaux.
J’ai appris à cligner consciemment des yeux, heureusement que l’informatique est censée s’adapter à l’utilisateur et pas l’inverse, mais je ne me suis jamais habitué au champ de vision relativement réduit du Vision Pro, qui donne parfois l’impression de regarder dans des jumelles. (Ou un monoculaire, puisque je suis amblyope et que les fonctionnalités d’accessibilité visuelle sont plus déficientes que mes yeux.)
Si vous avez l’impression que mon avis est mitigé, c’est parce qu’il l’est, c’est peu de le dire. « Le Vision Pro intègre les contenus numériques dans votre espace physique », clame Apple comme si cela voulait dire quelque chose. L’iPhone, l’iPad et l’Apple Watch n’étaient pas parfaits dans leur première version, loin de là, mais contenaient les germes de leur succès. Toutes les pistes lancées par Apple n’étaient pas dignes d’être explorées, mais elle était une force de proposition.
Cette fois, elle commercialise son produit comme d’autres l’auraient abandonné, en laissant les développeurs et les utilisateurs se débrouiller pour savoir ce que cela signifie de « travailler, regarder des contenus, revivre des souvenirs et garder le contact comme jamais auparavant ». Le fait est que le « comme jamais auparavant » ressemble drôlement à ce que l’on fait depuis quelques décennies, avec des applications, des fenêtres, et même un clavier ainsi qu’une souris.
Le Vision Pro peut être décrit comme un iPad projeté dans l’espace, et c’est un problème, parce que le modèle d’interaction ne s’y prête guère. Apple aime répéter qu’elle a « inventé » la souris, la roue encodeuse et l’écran tactile multipoint, mais cette vieille création de la nature qu’est l’œil ne souffre guère des élucubrations d’un marketing en mal de sensations. Je ne compte plus le nombre de fois où, malgré les jours et les semaines d’utilisation, j’ai cliqué à côté parce que j’ai levé le regard trop rapidement.
C’est un peu comme si elle avait essayé de lancer l’iPad en 2001, avant d’avoir accumulé l’expérience de l’iPod et de l’iPhone. Microsoft n’avait pas complètement tort avec ses Handheld PC, UMPC et autres Tablet PC, mais elle est arrivée trop tôt pour avoir raison. Apple n’a pas complètement tapé à côté, mais on ne peut pas dire qu’elle a visé juste. En voulant proposer le summum du raffinement technologique, elle a pris le risque de réduire sa marge de progression dans les années qui viennent, sans avoir l’assurance d’avoir choisi la bonne approche.
En attendant, Ray-Ban vend des palettes entières de lunettes connectées par Meta, qui a parié sur la transformation profonde des interfaces humain-machine par l’entremise des intelligences artificielles. Le Vision Pro est un formidable téléviseur, un grand écran pour le Mac, une chouette démonstration des possibilités vidéoludiques et pédagogiques de la réalité virtuelle, mais il procède finalement d’une vision extrêmement conservatrice de l’informatique.
Le monde n’est pas prêt pour ce casque à 3 999 € qui dérange du bout de sa batterie externe jusqu’aux courbes de son écran EyeSight. Mais le monde qui serait prêt n’existe plus que dans un futur alternatif où les ”grands modèles de langage” n’ont pas fracassé la trajectoire de l’informatique. Si Apple comptait ouvrir l’ère de l’informatique spatiale, alors cela ressemble à un faux départ.
Test du Vision Pro : le futur se déballe
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Test du Vision Pro : finalement, faut-il craquer pour l’informatique spatiale ?
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Même l’Apple IIc et le Macintosh avaient une poignée. ↩︎
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Soixante-neuf minutes exactement. ↩︎
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Mais comme le casque fait barrière, Apple a prévu l’extinction de l’écran du Mac pendant la recopie dans le Vision Pro, alors qu’il reste allumé pendant la recopie vers l’Apple TV ou l’iPad. Un collègue indiscret ne pourra donc regarder par-dessus votre épaule aveugle, petit détail fort appréciable. ↩︎
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L’autre étant la barre de suggestions qui apparait au-dessus d’un clavier externe. ↩︎
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Et je le dis en m’étant endormi dans le casque pendant un après-midi à “tester” la lecture de vidéos. ↩︎
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Je propose de la remplacer par une paire d’yeux remuants. ↩︎