À tant parler de services web et de santé connectée, Tim Cook est parvenu à la conclusion logique, celle d’un service sanitaire. L’enjeu ? « Démocratiser » les équipements médicaux, donner « à chacun la possibilité de gérer sa santé », chambouler le monde de la médecine et l’industrie pharmaceutique comme elle avait bouleversé le monde des télécoms et l’industrie musicale.
Et réconcilier les deux visages d’Apple, cette société capable d’investir des milliards de dollars pour bâtir un modèle de développement capitaliste durable tout en refusant de dépenser quelques centaines de milliers d’euros pour améliorer le quotidien de ses salariés les plus précaires. Ainsi, Tim Cook assure que le développement de la santé connectée sera « la plus grande contribution d’Apple à l’humanité ».
Dans le même temps, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un marché lucratif, et même très lucratif. Selon Fortune, trois des dix plus grandes entreprises américaines appartiennent au monde de la santé, et plus particulièrement aux domaines de l’assurance et de la pharmacie1. Les dépenses de santé progressent de 5 % par an et pourraient franchir, selon Deloitte, la barre des 10 000 milliards de dollars dans le monde d’ici à 2022.
Apple a mis plus qu’un pied sur ce marché. Par l’intermédiaire de ResearchKit et de CareKit, deux plateformes applicatives open source, mais très fortement liées à l’iPhone et à l’Apple Watch, elle est déjà présente dans les meilleurs établissements médicaux des États-Unis. Avec ses nombreux partenariats et ses capacités de financement presque illimitées, elle joue un rôle grandissant dans la recherche sur les maladies cardiovasculaires, le diabète, la maladie de Parkinson, ou encore l’autisme.
Pendant que les visiteurs s’extasient devant les marbres du Steve Jobs Theater, les salariés transpirent et se font soigner dans le Fitness & Wellness Center, une annexe à mi-chemin entre la salle de sport et le dispensaire. Apple y organise régulièrement de grandes sessions de collecte de données physiologiques, auxquelles des centaines de personnes participent.
Plusieurs dizaines de médecins ont rejoint les rangs de la firme de Cupertino ces derniers mois, notamment pour intégrer les équipes chargées de la conception de futurs produits. Apple opère même deux cliniques par le biais d’une filiale, AC Wellness2. « Nous pensons qu’une relation de confiance avec nos patients, soutenue par la technologie, encourage des soins de haute qualité et une expérience unique pour le patient », dit son mission statement, qui sonne comme le programme d’une grande partie de la Silicon Valley.
Car la concurrence est déjà là, et le monde des hautes technologies compte bien bousculer les acteurs établis, géants endormis au-dessus d’un marché aussi captif que pouvait l’être celui des télécoms au milieu des années 2000. Google semble avoir ralenti le rythme de développement de Calico, sa filiale qui veut « tuer la mort », mais des milliers de start-up ont pris le relais. Avec la « smartphonification » du monde, des produits très pointus sont maintenant disponibles à prix sinon bas, au moins abordable.
Apple elle-même n’attaque pas uniquement le marché par les produits, avec une approche ascendante, en laissant ses clients convaincre les institutions. Elle l’attaque aussi et surtout par le sommet, avec une approche descendante, parce qu’elle doit se conformer au cadre réglementaire. Que l’on retourne le problème dans un sens comme dans l’autre, la solution réside toujours dans les données, à la fois préalable et moteurs des algorithmes qui façonnent les services web.
Impossible d’écrire « données » sans immédiatement écrire « vie privée », de la même manière que Tim Cook est incapable d’aligner dix mots sans prononcer « privacy ». Depuis plusieurs années, Apple répète qu’elle mérite la confiance de ses clients, et le prouve d’une manière plus ou moins heureuse. Sans cette confiance, comment imaginer prendre place sur leur poignet et bientôt peut-être leur nez, comment oser demander une emprise sur leurs sens et une prise sur leurs fluides, comment repousser la frontière des technologies à même leur peau ?
Apple collecte énormément, mais traite encore peu. L’électrocardiographe de l’Apple Watch Series 4 montre toutefois la voie. Bien qu’il soit très limité, c’est déjà un dispositif médical, qui sauve déjà des vies, et pose déjà des questions aux systèmes de santé (lire : Entretien : les cardiologues face à l’ECG de l’Apple Watch). Apple s’est surtout intéressé à la santé cardiaque, presque exclusivement au travers de l’Apple Watch. Qu’en sera-t-il lorsqu’elle se penchera sur le diabète, l’hypertension ou encore l’apnée du sommeil, en mettant à contribution d’autres appareils ?
L’utilisateur réclamera non pas seulement des mesures brutes et des graphiques abscons, mais des conseils clairs et exploitables. Les médecins ne se contenteront pas de recevoir les appels effrayés de leurs patients, mais auront besoin d’outils pour faire la part des choses, de protocoles pour faire communiquer différents appareils. Et que dire, entre les deux, des demandes des gouvernements et des exigences des assureurs !
Bref, Apple a du pain sur la planche. Elle compte commencer d’une manière aussi simple qu’essentielle, par le biais du dossier médical, lien entre le patient et son médecin. Depuis bientôt deux ans, elle travaille avec Health Gorilla à la conception d’un service centralisant toutes les données médicales. Elle discute avec The Argonaut Project, qui veut définir un protocole de communication ouvert, et The Carin Alliance, qui insiste sur le rôle central du patient dans cette démarche.
Il s’agit, en quelque sorte, de concevoir un iCloud de la santé. (On aurait aimé dire « un véritable AppleCare », mais cette marque est déjà utilisée par un groupe médical.) Mais ce service ne sera pas seulement une base de données, ou alors il ne le sera pas longtemps. De la même manière que l’on ne peut pas dissocier le logiciel et le matériel, on ne peut pas dissocier les services et le matériel (comment comptez-vous alimenter le service, sans matériel ?).
Tôt ou tard, Apple vendra un « abonnement santé » qui contiendra l’appareil collectant les données et le service chargé de les interpréter. Et si elle ne le fait pas seule, elle le fera avec les assureurs, qui ont tout intérêt à subventionner la médecine préventive. Ce scénario vous semble improbable ? Il se déroule pourtant sous vos yeux : on ne compte plus les assureurs qui offrent une Apple Watch avec une remise coordonnée au niveau d’activité de l’assuré.
Les clients existants deviennent intimement liés à l’écosystème, qui n’est plus seulement un choix de marque, mais un choix de vie. Surtout, en manipulant un concept aussi universel que la santé, Apple peut attirer une nouvelle clientèle. En Amérique du Nord et en Europe, moins de 30 % des plus de 60 ans possèdent un appareil frappé d’une pomme. Quel public, pourtant, pourrait être plus réceptif au discours sanitaire de la firme de Cupertino ?
Tout cela ne se fera pas d’un claquement de doigts. Mais connaissez-vous un autre « géant » des technologies qui semble aussi en phase avec ce domaine extraordinairement réglementé, incroyablement lucratif, et profondément humain ? En conclusion de sa présentation des résultats financiers du T1 2018 d’Apple, Tim Cook avait cette phrase annonciatrice :
C’est une période passionnante pour Apple, avec le meilleur catalogue de produits et de services que nous ayons jamais eu, et plusieurs projets qui vont montrer comment les affaires peuvent être une force positive dans le monde. Nous ne pourrions pas être plus enthousiastes à l’idée de notre futur.
Humaniser la technologie, tel a toujours été le programme d’Apple, et on n’imagine pas technologie plus humaine que celle qui peut contribuer à sauver des vies. Le patron Tim Cook s’engage pleinement au bénéfice de grandes causes, comme pour faire oublier qu’il était un directeur opérationnel impitoyable, deux visages qui seront indispensables pour percer dans cette industrie complexe.
- La plus importante, UnitedHealthGroup, est le premier assureur santé américain. Elle pointe à la cinquième position du classement Fortune 500, juste derrière… Apple. ↩︎
- Dont les médecins sont indépendants, mais dont les données peuvent remonter à la maison-mère avec l’accord des patients, qui sont tous des salariés d’Apple, ou des membres de la famille des salariés. ↩︎