Métavers. Le mot est sur toutes les lèvres depuis que Mark Zuckerberg a tenu un bien étrange keynote le 28 octobre dernier. Le dirigeant a entre autres révélé que son groupe allait changer d'identité pour devenir Meta, un nom plus en phase avec ses ambitions. La démarche n'est pas anodine quand on sait que Facebook compte pas loin de trois milliards d'utilisateurs au total. Changer l'identité d'une telle société est un pari audacieux, surtout pour se concentrer sur un concept qui n'intéresse pas encore le grand public.
On se doutait que Facebook travaillait sur un projet de ce genre, mais le réseau social n'avait jamais aussi directement abordé le sujet. Pendant une heure et quart, Mark Zuckerberg a présenté le métavers, un projet qu'il voit comme le prochain chapitre de son groupe, mais aussi du monde numérique tout entier, rien que ça. De quoi parle-t-il exactement ? Plongeons ensemble dans le métavers.
Méta-quoi ?
Notons d'emblée qu'il est difficile de donner une définition claire et précise du métavers, car aucune n'est gravée dans le marbre et partagée par tous les acteurs du numérique. On peut tenter de le résumer par une numérisation complète des instants sociaux via la création d'un monde parallèle accessible grâce aux nouvelles technologies. C'est une sorte d'« internet 2.0 » que l'on pourrait visiter physiquement par le biais de la réalité augmentée et virtuellement avec la réalité virtuelle. On pourrait s'y promener, discuter et travailler de manière incroyablement immersive. Meta parle d'« espace social virtuel en 3D où vous pourrez partager des expériences immersives avec d'autres personnes, même si vous ne pouvez pas être ensemble en personne, et faire ensemble des choses que vous ne pourriez pas faire dans le monde physique. »
Le concept remonte au roman de science-fiction Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson, qui raconte un futur dystopique dans lequel une sorte de super-internet a vu le jour. Il est possible de s'y connecter grâce à des lunettes spéciales et l'on y est représenté par un avatar. N'importe qui peut le rejoindre et les actions virtuelles ont des conséquences dans le monde réel. L’idée a marqué les esprits et inspiré bien des auteurs, que ce soit dans la littérature (Ready Player One) ou au cinéma (Matrix).
Évidemment, transposer cela dans la réalité est un sacré challenge et les entreprises se montrent (heureusement) moins ambitieuses que les auteurs de science-fiction. La plupart s'accordent sur le fait que l'utilisateur y sera représenté par un avatar personnalisable et pouvant retranscrire des émotions. On trouve généralement quatre axes principaux : le jeu, le travail, le commerce et les interactions sociales. Par exemple, un créateur de produits virtuels pourra tenir sa boutique de vêtements, discuter avec les clients puis jouer avec ses amis après le travail, tout ça dans le métavers. Cette immersion sera praticable dans une interface simple et naturelle pour l'utilisateur, qui pourra s'y connecter aisément depuis des appareils non contraignants.
Ce concept est longtemps resté un doux rêve pour de multiples raisons. Comment créer le métavers ? Qui pour le développer, le financer ? Et même avec une source d'argent infini et toute la bonne volonté du monde, comment faire en sorte que chacun puisse s'y connecter ? S'y immerger ? Quels standards adopter pour que les grandes entreprises se réunissent autour d'un projet commun ? Autant de questions auxquelles Mark Zuckerberg a tenté de répondre dans son keynote.
Petite balade dans le métavers
Si la vidéo de présentation a pu surprendre, c'est notamment parce qu'elle ne montre rien de concret. Mark Zuckerberg dévoile plus une vision à long terme que des services ou produits prochainement disponibles. Et sa vision est la suivante :
On peut considérer le métavers comme un internet incarné, où l'on ne se contente pas de regarder le contenu, on y est […] C'est une nouvelle phase d’expériences virtuelles interconnectées utilisant des technologies telles que la réalité virtuelle et la réalité augmentée.
Si cela est abstrait, la conférence était toutefois émaillée de vidéos-concepts montrant comment l'entreprise envisage tout cela. La présentation mélangeait un peu tout : on a pu voir des idées autant pensées pour la réalité virtuelle (celle demandant un gros casque comme un Oculus Quest 2) que pour la réalité augmentée. D'autres étaient plus énigmatiques et ressemblaient plus à des fantasmes qu'à quelque chose de concrétisable.
Sans s'attarder sur le côté technique, le métavers de Facebook ambitionne de vous laisser créer plusieurs avatars vous représentant. On pourra s'en modeler un au style ultra-réaliste pour les conférences professionnelles et un autre plus fun et plus cartoon pour les sessions de jeux entre amis. Un aspect primordial est que ceux-ci retranscrivent fidèlement les émotions et expressions du visage, afin de proposer une bonne immersion et de reproduire au mieux les relations sociales.
Une fois son avatar créé, plusieurs applications seront accessibles entre lesquelles on devrait pouvoir alterner sans contraintes et sans s'en rendre compte. Meta a prévu que l'on puisse se créer un coin personnel que l'on pourra meubler à sa guise, une sorte de hub dans lequel on pourra se changer, afficher ses créations ou inviter des amis.
Outre découvrir l'appartement de ses contacts, il sera aussi possible d'aller explorer d'autres « mondes » modelés par des joueurs. Sur ce point-là, l'idée de Meta se rapproche de VR Chat, de Roblox ou encore de Second Life. Les utilisateurs pourront créer des zones (un stade de foot, une île déserte, la Lune…) explorables par d'autres. Il sera possible de s'y promener ou d'accomplir des activités spécifiques, comme du sport, du shopping, des mini-jeux, etc.
Il sera aussi possible de s'y rendre pour travailler, avec des salles de réunions et des bureaux virtuels. Les créateurs de tout poil pourront ouvrir leurs boutiques et évidemment vendre leurs objets physiques ou numériques sous forme de NFT (avec une commission à la clé pour Meta ?). Le métavers est censé améliorer les relations vendeurs/clients par rapport au web, car il serait facile de présenter un produit visuellement à un potentiel acheteur. À ce niveau-là, Mark Zuckerberg explique qu'il veut se baser sur un système le plus ouvert possible. Les achats ne seront pas limités au métavers Facebook, on pourra les revendre ou les emporter dans un autre écosystème.
Plusieurs utilisations ludiques ont été présentées : il sera possible de jouer avec des personnes à l'autre bout de la planète à des jeux pensés spécialement pour le métavers. On pourra aussi faire sa séance de sport ou visiter un musée à plusieurs.
Un des points soulignés par Mark Zuckerberg, c'est la quasi-absence d'interface utilisateur informatique : tout devrait être fluide, comme dans « la vraie vie ». Si vous avez déjà vu Minority Report ou essayé un casque Oculus Quest, vous voyez de quoi il veut parler. Par exemple, on pourra simplement tendre la main vers des objets virtuels pour les saisir. Il sera possible de se passer de clavier, en dictant ce que l'on veut faire ou en écrivant avec ses doigts dans les airs — mais est-ce vraiment une bonne idée ? Les différentes applications ne feront qu'un « tout » et on ne devrait pas avoir l'impression d'être en train d'utiliser une gigantesque usine à gaz, mais quelque chose de cohérent. C'est la promesse en tout cas.
Évidemment, rien de concret n'a véritablement été présenté et il reste de nombreuses interrogations auxquelles même Meta n'a sûrement pas les réponses. Le keynote est plus un fantasme stylisé que quelque chose qui sera bientôt disponible, ne serait-ce que sur le plan matériel. Mais Mark Zuckerberg y croit :
Nous sommes pleinement engagés dans cette démarche. C'est la prochaine étape pour l'entreprise et l'internet en général.
Et les actions du groupe le montrent. Quand Meta s'appelait encore Facebook, il y a eu notamment l'acquisition d'Oculus en 2014, puis bien d'autres studios ou start-ups spécialisées dans la réalité virtuelle ou augmentée. Une première paire de lunettes (un peu) connectées est sortie à la rentrée et un des pontes du Facebook Reality Labs a récemment été nommé directeur de la technologie de Meta.
Rappelons que Meta dispose d'une base d'utilisateurs hors norme grâce à Facebook, WhatsApp, Instagram et Messenger. À ce sujet, jusqu'où ira Meta pour pousser son idée ? Sera-t-on bientôt obligé de se créer un avatar et de rejoindre le métavers pour se connecter à WhatsApp et Instagram ? Aura-t-on seulement un intérêt particulier à entrer dans le métavers ? Il va falloir que l'entreprise nous démontre qu'une réunion avec des avatars en 3D est plus efficace qu'une conférence en visio, ou encore qu'une partie d'échecs en AR est plus amusante que par écrans interposés.
Pour convaincre le grand public, Meta pourrait ouvrir des boutiques physiques permettant de venir essayer ses produits et services liés au métavers, selon le New York Times. L'entreprise pourrait donc avoir un large champ d'action pour faire connaitre son projet et familiariser le plus grand nombre. Le challenge va plutôt être de pousser des millions de personnes à sauter le pas, ce qui n'est pas une mince affaire.
Meta n'est pas le seul sur le créneau
Si ces idées sont futuristes, elles ne datent pas d'hier : Sony ou Linden Labs ont déjà tenté des expériences similaires, quoique moins ambitieuses, il y a des années. Pour le premier, cela s'est fait par le Playstation Home, une application PS3 qui se présentait comme un endroit de rencontre et d'échange pour la communauté PlayStation. Lancé en 2008, on pouvait s'y créer un avatar, un coin perso, et visiter des lieux publics où discuter avec d'autres joueurs. Il était également possible de jouer à des jeux, d'assister à des évènements et d'acheter des vêtements et accessoires pour son avatar. Arrêté en 2015, le service n'avait jamais vraiment dépassé le stade de l'expérimentation malgré un petit noyau de fans acharnés.
Linden Labs a lancé en 2003 Second Life, un projet qui se rapproche assez de ce qu'envisage Mark Zuckerberg, en plus basique. Il n'y a pas toute la composante réalité virtuelle/augmentée, notamment. Second Life est un monde virtuel persistant dans lequel on peut se créer un avatar, explorer des mondes modelés par les autres joueurs et acheter des objets. Ici, pas de quêtes à réaliser ou de niveaux à passer comme dans un jeu vidéo, il s'agit plutôt de vivre une vie alternative virtuelle. Une monnaie spéciale a été créée, le Dollar Linden, avec laquelle on peut se payer une parcelle de terrain pour bâtir sa maison ou son magasin. La vision de Linden Labs diffère de celle de Meta sur un point : les développeurs ne fournissent rien aux joueurs mis à part des outils.
« Tous les éléments qui y sont présents ont été créés par nos résidents et non par les collaborateurs de Linden Lab. Nous jouons simplement le rôle de facilitateur […] Pour que le métavers existe, il doit être créé et géré par les personnes qui y vivent » explique Anya Kanevsky, directrice de la division Produit de Second Life, auprès du JDN. À l'inverse, Meta semble vouloir proposer ses propres services et produits, comme des jeux pensés pour le métavers. Si Second Life a fait les gros titres en 2007, il se fait depuis beaucoup plus discret. Il compte cependant toujours 200 000 utilisateurs actifs journaliers et a été relancé par les multiples confinements.
Ces deux projets sortis dans les années 2000 étaient limités techniquement et la technologie a bien progressé depuis. La plateforme Roblox, parfois assimilé à un métavers, représente bien l'avancée de la technique. Le jeu se veut être une collection d'expériences créées par les utilisateurs, que l'on peut essayer avec des amis ou des inconnus. On peut par exemple enchainer une suite de jeux inspirés de la série Squid Game avant d'aller construire un bateau sur une carte plus bac à sable. Roblox est accessible sur n'importe quel iPhone ou iPad et il ne faut pas plus de quelques secondes pour se retrouver sur un univers créé par d'autres joueurs.
Fortnite est aussi régulièrement assimilé à un métavers, et le CEO d'Epic ne cache pas ses ambitions dans le domaine : « Fortnite est un jeu. Mais reposez-moi la question dans 12 mois », tweetait-il fin 2019. Depuis, le jeu s'est ouvert à diverses expériences en ligne. Le 24 avril 2020, 12,3 millions d'utilisateurs se sont réunis simultanément pour assister à un concert du rappeur Travis Scott sur Fortnite. L'éditeur est en train de transformer son jeu en plateforme communautaire. Il a levé pour cela un milliard de dollars, qu'il compte utiliser en priorité sur le développement de son métavers. On l'a par exemple vu récemment investir 15 millions de dollars dans Core, un logiciel gratuit permettant aux novices de créer des mondes et expériences. L'aspect économique n'est pas non plus en reste : Epic dispose de sa propre monnaie, le V-buck, et propose depuis longtemps des skins payants pour ses personnages.
Si ces exemples sont bien moins ambitieux que ce qu'envisage Facebook, il semble que la guerre des métavers soit en train de commencer. Microsoft a d'ores et déjà affiché son intention d'aller sur le terrain et désire y inclure ses propres franchises, comme Halo et Minecraft (un jeu qui, par bien des aspects, ressemble déjà à un métavers). La firme planche également sur l'aspect professionnel : elle va bientôt intégrer sa plateforme d'espace de travail en réalité virtuelle Mesh dans Teams. Toutes ces initiatives variées accentuent la confusion autour du mot métavers, qui pourrait devenir un buzzword employé à tort et à travers par tout un tas d'acteurs voulant surfer sur la vague de Mark Zuckerberg.
Les limites du métavers
Le projet de Meta n'en est qu'à ses balbutiements. Si la vision de Mark Zuckerberg est aussi abstraite, c'est notamment parce que rien n'a été dit sur le matériel. Bien que Meta ait de grandes ambitions de ce côté-là, les concepts présentés n'ont pas levé le voile sur un nouvel appareil discret et surpuissant permettant de rejoindre le métavers. Et pour cause : il va encore falloir plusieurs années avant de réussir à mettre au point des lunettes AR légères ou un casque de réalité virtuelle qui se fait oublier.
Actuellement, la VR oblige toujours à porter un casque imposant, bien que les progrès pour rendre tout cela moins encombrant se font à un rythme soutenu. Qui aurait pu imaginer il y a encore cinq ans que l'on pourrait jouer à des jeux VR complets sans câble ni ordinateur ? À la sortie du HTC Vive en 2016, il fallait barder son salon de capteurs et relier le casque à un PC de joueur avant de pouvoir démarrer la moindre application. Le Quest 2 permet désormais de faire tourner de gros jeux 3D (The Walking Dead: Saints & Sinner, Red Matter…) de manière totalement indépendante, le tout grâce à un processeur dérivé d'un système sur puce pour téléphone.
Certes, les limites sont encore bien tangibles : le Quest 2 dispose d'une autonomie de deux heures, ne permet pas de lancer n'importe quel jeu et reste malgré tout assez inconfortable sur la durée. Ce n'est pas pour rien que Meta envisage cette transition sur une dizaine d'années. Faire tourner un concert rassemblant des centaines de personnes et autant d'avatars différents, tout en restant au-dessus des 90 images par seconde, va sans doute être un sacré challenge. Il faudra également convaincre le grand public d'y investir de l'argent, le design devra donc suivre un minimum sans être trop contraignant.
Mais cela sera peut-être possible un jour : Mark Zuckerberg a profité du keynote pour teaser le Projet Cambria, l'équivalent haut de gamme du Quest 2 qui s'annonce plus fin, plus agréable à porter et plus puissant. Il a également rappelé que « l'objectif est de faire de véritables lunettes de réalité augmentée », un projet sur lequel l'entreprise travaille depuis longtemps. L'objectif est qu'elles soient abordables : la stratégie est de vendre le matériel à un tarif attractif pour attirer les clients, puis de faire de l'argent en taxant les ventes du métavers ou en y incluant des publicités.
Reste enfin la question éthique : qui veut d'un métavers signé Facebook, enfin Meta ? La gestion d'un aussi gros projet par une société que le gouvernement américain essaye de faire éclater, car considérée comme trop puissante et problématique, amène son lot d’interrogations. Facebook est désormais vu comme une entreprise peu fiable qui ferme les yeux sur bien des choses pour faire du profit. On ne va pas vous faire un historique des controverses liées au groupe : rappelons juste que la page Wikipédia concernant les critiques sur l'entreprise est plus longue que celle sur l'entreprise elle-même.
De nouveaux problèmes vont se poser : que faire si on usurpe mon avatar ? Si des réseaux criminels s'organisent ? Bien que Meta jure croix de bois croix de fer qu'elle veut intégrer la sécurité de l'utilisateur dans l'ADN du métavers, ce projet sera l'occasion pour l'entreprise de passer à la vitesse supérieure dans son emprise sur nos vies. Meta pourra collecter un taux énorme de données, et il va falloir lui faire confiance pour le traitement de celles-ci.
Mais si ce n'est pas Facebook, alors qui ? Le projet de Mark Zuckerberg est censé être collaboratif : le milliardaire a précisé à de nombreuses reprises qu'il était nécessaire de travailler main dans la main avec des partenaires dans le but de mettre sur pied le métavers. Si le discours est louable, il reste assez utopique. On imagine peu de grands groupes comme Microsoft investir des milliards dans une plateforme chapeautée par Meta. Le risque, si c'en est un, c'est donc de se retrouver avec plusieurs métavers privés, ce qui irait à l'encontre de l'idée de Mark Zuckerberg et lui ferait perdre énormément de son intérêt.
Et si Apple se lançait dans la course au métavers ? Après tout, la firme à la Pomme travaille sur la réalité augmentée depuis des années. On voit régulièrement fleurir lors de keynotes des présentations d'applications en réalité augmentée et les appareils haut de gamme vendus par Cupertino intègrent tous un LiDAR. Des rumeurs sur les fameuses « lunettes Apple » s'ébruitent de temps à autre, sans compter que Tim Cook n'a de cesse de chanter les louanges de la réalité augmentée, à qui il promet un grand avenir dans les domaines de la santé, de l'éducation, du jeu vidéo, du commerce…
Mais le patron d'Apple n'a jamais officiellement parlé de métavers, et rien ne dit qu'un projet du genre est en réflexion à Cupertino. Si les capacités techniques sont à sa portée et qu'elle dispose aussi d'une énorme base d'utilisateurs, Apple n'a jamais montré de grand intérêt pour les plateformes communautaires. Ses rares incursions dans le domaine des réseaux sociaux se sont soldées par des échecs. Mais avant de s'interroger sur la place d'Apple dans l'univers du ou des métavers, il faudra déjà que Meta parvienne à démontrer que son concept tient debout…